Économie

L’Afrique au rythme de l’économie mondiale : entrevue avec Mthuli Ncube, vice-président de l’African Development Group

Mthuli Ncube m’avait promis une entrevue, mais peinait à s’extirper d’un groupe d’hommes d’affaires américains. Séduits par la conférence qu’il venait de donner, ceux-ci voulaient savoir dans quel pays d’Afrique investir leurs millions. Ils cherchaient un État politiquement stable et qui ne soit pas antiaméricain. Il leur a suggéré le Botswana.

Ils n’étaient pas seuls à tourner autour de lui, car Mthuli Ncube est très convaincant lorsqu’il parle de l’Afrique et, surtout, de son avenir. Selon lui, ce continent  connaîtra une croissance fulgurante au cours des prochaines décennies, et ce seront ceux qui y auront investi tôt qui en profiteront le plus. Un discours optimiste qui tranche avec le fréquent misérabilisme à propos de l’Afrique.

Au Palm Beach Strategic Forum, où je l’ai rencontré, Mthuli Ncube se comportait en ambassadeur, préoccupé de faire du réseautage  auprès des gens d’affaires. Charmant, expérimenté, compétent, il citait par cœur des chiffres sur l’économie africaine. Notre entrevue ne s’est toutefois pas amorcée sur une note économique, mais politique, car il m’a parlé du Printemps arabe et des mouvements sociaux qui secouent l’Afrique du Nord en ce moment.

Vous avez vu de près le Printemps arabe, puisque vous résidez à Tunis. Comment expliquez-vous cette révolte soudaine ?
La révolte en Tunisie peut se résumer à ce que j’appelle les trois « J » : jeunes, jobs et justice. La même chose vaut pour l’Égypte et tous les pays où nous avons vu des soulèvements. La révolte est venue des jeunes, très nombreux, qui se sentent exclus de la société parce qu’ils n’ont pas de travail. L’absence de justice et de démocratie n’a fait qu’aggraver leur ressentiment. L’habileté de ces jeunes à s’organiser et celle de leurs leaders à les rassembler derrière un but commun, le départ de Ben Ali, ont été remarquables. Le soulèvement nous est apparu soudain, mais je suis persuadé qu’il était planifié de longue date.

Les réseaux sociaux ont joué un grand rôle dans ce soulèvement, n’est-ce pas ?
Incontestablement, et c’est la force des jeunes, qui ont utilisé la technologie pour organiser l’opposition au gouvernement. Facebook et Twitter leur permettaient de communiquer entre eux instantanément et constamment, d’éviter les mouvements de troupes, de se regrouper dans les endroits stratégiques et d’alimenter la flamme de la révolte. Je me souviens d’un jeune qui m’a accosté dans les rues de Tunis pour me montrer sur son iPhone un site où on apprenait tout sur la fortune de Ben Ali et de sa famille. Plus besoin d’Interpol pour avoir ces informations secrètes, Internet suffit ! Jusqu’à maintenant, tout se passe bien, une nouvelle constitution a été adoptée, des élections seront tenues bientôt. Je suis très optimiste pour la suite des choses.

Mais il y a 30 partis politiques en Tunisie… C’est beaucoup, non ?
Cela illustre la fragmentation de l’opinion, situation normale car les gens sont en train d’apprendre la démocratie. Avec le temps, les partis vont se coaliser pour former deux ou trois partis dominants, comme ce que l’on trouve en Occident.

Êtes-vous aussi optimiste à propos de l’Égypte, du Yémen, de la Libye et des autres pays où la révolte gronde ?
Pour l’Égypte, je suis très optimiste. Par contre, pour la Libye, il y a beaucoup plus d’incertitude. Au Yémen, je m’attends à des changements importants, car la pression est forte, mais, en même temps, la situation est très complexe. Généralement, je crois que les soulèvements ont plus de chances de réussir dans les pays où ils sont portés par toute la société et non par des tribus particulières. Mais peu importe l’issue, je crois que ces mouvements de révolte sont positifs pour le monde arabe et pour l’Afrique du Nord.

Parlons maintenant d’économie. Vous avez dressé un portrait très positif de l’Afrique alors qu’actuellement on n’en a que pour la Chine et l’Inde…
Il est indéniable que la Chine et l’Inde ont des taux de croissance plus élevés que celui de l’Afrique. Mais si vous comparez le continent asiatique dans son ensemble et le continent africain, vous constaterez que la croissance est plus forte en Afrique qu’en Asie. Et cela saute aux yeux quand on y vit. Dans l’Est, par exemple, l’Éthiopie, la Tanzanie et le Kenya ont des économies très effervescentes. Dans l’Ouest, le Nigeria, avec une population de 150 millions d’habitants, constitue à lui seul un marché énorme et possède une main-d’œuvre très bien formée. Au Sud, vous avez la puissante Afrique du Sud, leader de cette croissance. Ses banques et ses compagnies de téléphonie mobile, entre autres, sont riches et soutiennent  l’émergence d’entreprises dans le pays, mais aussi dans d’autres pays africains. Les grandes sociétés égyptiennes et algériennes, dans le Nord du continent, font de même. Bien sûr, avec les soulèvements récents, les investissements de ces grands groupes vont marquer une pause, mais ce ne sera que temporaire. À terme, les investissements des grandes sociétés du Nord et du Sud vont reprendre, car celles-ci ont besoin de se diversifier, et ces investissements vont converger pour développer l’Afrique.

Vous nous parlez de pays où le développement est bien amorcé, où la croissance économique est au rendez-vous. Comment ces pays ont-ils réussi à émerger ?
Essentiellement, ils ont mis en place des politiques monétaires rigoureuses qui, appliquées avec discipline, ont maté l’inflation. C’est la clé de leur succès ! Dans ces pays, il n’y a plus d’hyperinflation. L’inflation est maintenue sous la barre des 10 %, ce qui permet aux taux d’intérêt de demeurer faibles et, donc, de favoriser les investissements. Les déficits au compte courant ont fondu, et les gouvernements n’accusent plus les énormes déficits chroniques du passé. Plusieurs ont même des surplus qui leur permettent de stimuler leur économie quand la récession menace. Toutes ces conditions ont favorisé la croissance économique, en créant un environnement stable pour les investisseurs. Les politiques monétaires des pays africains se sont énormément améliorées dans la dernière décennie mais, malheureusement, plusieurs investisseurs l’ignorent.

Vous décrivez l’Afrique du Sud comme le leader du développement économique du continent. Une perception que les Occidentaux partagent également. Mais est-ce ainsi que les Sud-Africains se perçoivent ?
Pas suffisamment, je le reconnais, mais cela va venir. L’Afrique du Sud, c’est un peu les États-Unis d’Afrique. Sa population est un véritable melting-pot tant elle accueille d’immigrants de tout le continent, attirés par des emplois prometteurs. Mais l’Afrique du Sud ne se perçoit pas ainsi, bien qu’elle fasse maintenant partie du BRICS avec les autres grandes puissances économiques montantes que sont le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine. Il est temps qu’elle réalise le poids qu’elle représente, puis qu’elle exerce le leadership économique et politique qui va de pair avec ce poids. Quand elle se percevra comme l’égale de la Chine et de l’Inde, c’est toute l’Afrique qui en sortira grandie.

Parlons de l’Inde et de la Chine, deux investisseurs importants en Afrique. Leurs approches respectives sont-elles les mêmes ?
Non, pas du tout. L’Inde, par exemple, investit de façon importante dans la téléphonie mobile, les services financiers et les technologies de l’information. Mais elle le fait de façon traditionnelle, alors que la Chine agit de façon non orthodoxe. Disons d’abord que les investissements chinois en Afrique sont substantiels : 42 % des contrats accordés pour la construction d’infrastructures et de grands projets en Afrique vont à des entreprises chinoises, comparativement à seulement 1,5 % à des américaines. Parce que leurs prix sont très compétitifs et souvent liés à leurs intérêts stratégiques. La Chine va, par exemple, investir dans les secteurs minier et pétrolier en fonction de ses besoins futurs et non uniquement en fonction de leur rentabilité immédiate. Très souvent aussi, la Chine va offrir de construire une route, une école, un hôpital, en échange du droit d’exploiter une mine ou un puits de pétrole. Il s’agit d’arguments convaincants dans des pays où le besoin d’infrastructures est criant. La Chine s’est dotée d’un vaste plan d’investissement en ressources naturelles et en infrastructures en Afrique. Et elle le suit méthodiquement.

La stratégie chinoise est-elle profitable pour les Africains ? Ne perdent-ils pas la propriété de leurs ressources en échange de ces infrastructures ?
Souvent, ils perdent même davantage, car les Chinois amènent leurs propres travailleurs pour construire ces infrastructures et exploiter les ressources naturelles. Donc, ils ne créent pas d’emplois. Plus encore, ils ne s’associent pas à des entreprises locales, ce qui, à mon avis, est une erreur, car avoir un partenaire local est un peu une police d’assurance quand on investit dans un pays étranger. Par ailleurs, des transactions dans lesquelles la Chine est impliquée sont parfois opaques. Mais que l’on apprécie ou non la stratégie chinoise, au final, on n’a pas d’autre choix que d’en tenir compte, parce que la Chine a complètement changé la donne en Afrique.

Et le Brésil ? On le dit également très présent en Afrique.
Avec les Brésiliens, on joue d’égal à égal. On a davantage affaire à des partenaires. Ils possèdent et partagent de fortes connaissances techniques, surtout dans les biocarburants.
Il faut dire que les Brésiliens sont très admirés en Afrique, car le président Lula est parvenu à sortir des millions de gens de la pauvreté, un succès que les Africains voudraient bien reproduire. Ils ont des investissements dans les aciéries du Mozambique, dans les banques des pays où l’on parle le portugais. Ils construisent aussi des infrastructures, entre autres des routes. Mais ce qui caractérise d’abord les Brésiliens, c’est leur volonté de partager leur savoir. Par exemple, ils ont investi 6 millions de dollars auprès de la Banque africaine de développement dans un fonds visant à promouvoir l’échange de connaissances entre eux et les Africains.

Et le Canada, quel rôle joue-t-il en Afrique ?
Le Canada a une feuille de route impressionnante en Afrique. Plusieurs ONG y sont actives et l’ACDI a soutenu de nombreux projets de développement, et ce, depuis longtemps. Dans le secteur privé, il faut savoir que les plus gros investisseurs dans les mines africaines sont des entreprises minières canadiennes. Les entre-prises canadiennes ont une vaste expérience en matière d’exploitation des ressources naturelles qu’elles mettent à profit en Afrique. Elles ont aussi injecté du capital dans plusieurs entreprises minières africaines, devenant des partenaires de leur croissance.

Pourtant, les entreprises minières canadiennes qui ont des activités en Afrique sont souvent critiquées ; on les accuse de polluer et de soutenir des conflits armés.
Je ne partage pas ces critiques. Il est possible de développer les ressources naturelles tout en respectant l’environnement et en utilisant des énergies propres telles que le solaire ou l’éolien. Ces techniques sont elles-mêmes des sources de développement et nous en faisons la promotion à l’African Development Bank Group.

Vous êtes très optimiste à propos de l’économie africaine. L’êtes-vous autant sur le plan politique, alors que des guerres et des dictatures sévissent toujours en maints endroits ?
Soyons clairs : il est vrai que la situation politique est difficile dans plusieurs pays africains. Mais vous connaissez l’adage : L’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt. Et croyez-moi, c’est maintenant qu’il faut investir en Afrique. Même dans les pays où la situation politique est instable, il est possible de faire de l’argent. Il faut reconnaître aussi que, dans l’ensemble, la situation politique s’améliore. Les guerres et les dictatures ne sont plus la norme. Prenez la Côte d’Ivoire : la guerre y est terminée, et un nouveau gouvernement est en place alors qu’on désespérait d’y parvenir.

Par contre, en République démocratique du Congo, la guerre sévit toujours et on n’en voit pas la fin.
Le Congo a un énorme problème de gouvernance. Dans ce pays, l’absence de démocratie se superpose à des conflits ethniques. Des individus refusent de concéder le pouvoir à d’autres individus, même élus, parce qu’ils n’appartiennent pas à leur groupe ethnique. Mais les Congolais parviendront à surmonter leurs difficultés, ce n’est qu’une question de temps.

Je suis frappée par le fait que jamais vous n’ayez utilisé les mots « colonie » ou « colonisateur » pendant cette entrevue. Est-ce un signe des temps ?
La colonisation, c’est chose du passé. Pour moi, ce qui importe maintenant, ce n’est pas qui nous a colonisés, mais qui nous a libérés. Qui étaient nos libérateurs ? Qui sont nos libérateurs d’aujourd’hui ? Qui sont ceux qui veulent nous amener plus loin, qui suscitent notre respect ? Ces libérateurs, ce sont des Africains, pas d’anciens colonisateurs européens.

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